L'intimité du geste créatif
nelson mederik
En septembre dernier, je participais comme artiste visuelle à l’Oktoberfest qui se déroulait à Percé. Le samedi après-midi, j’étais attendue, avec ma toile et mes couleurs, pour créer et animer la curiosité des visiteurs venus découvrir bière, bouffe et musique. Ce jour-là, le soleil était haut perché et fort sur la peau de mes bras et de mon visage. Avant de me rendre à l’évènement, je cherchais mille façons et mille raisons de ne pas m’y rendre, trop excédée par l’été touristique qui entamait sa fin. Comme j’avais donné ma parole, je me suis rendue en temps et lieu à l’évènement.
Initialement, je voulais créer à partir de l’instant, mais j’avais eu des pépins avec ma commande de matériel et j’étais contrainte de trouver une solution. Je me présentai sur le site des festivités avec un panneau de bois sur lequel, un an auparavant, j’avais esquissé une scène où deux artistes iconiques de Percé se perchaient au-dessus du paysage mythique de l’endroit. Il s’agissait d’une interprétation de la photographie prise par Lida Moser de Suzanne Guité et Alberto Tommi. Je n’avais jamais trouvé le courage de poursuivre la toile. Pour l’évènement, ce canevas déjà entamé était la meilleure chose que je pouvais désirer.
Depuis plusieurs années, et même avant d’en prendre conscience, je sais que le moment créatif, le processus de création ou l’acte de créer, est primordial et personnel. Il est, selon moi, important de ne laisser entrer personne, sous aucune raison, dans son processus créatif. Ici ne comptent pas les participants à la création ou les artistes avec lesquels nous partageons parfois un lieu, sans pour autant briser ou pénétrer la bulle de l’autre. Je vois plutôt cela comme une forme de respect du silence et de l’espace physique et abstrait, où prend vie et se déroule l’acte créatif.
Il m’arrive d’avoir besoin de m’isoler pour créer; dans un tel cas, j’avertis les gens autour de moi de ne pas venir me voir, de ne pas me parler et de ne pas non plus tenter de me rejoindre, sauf en cas d’urgence. Il y a certains moments où, avec d’autres artistes, nous nous retrouvons dans un même lieu que nous partageons; nous délimitons nos espaces respectifs et nous respectons le rythme, le silence de l’autre, en évitant de nous imposer ou d’émettre des commentaires positifs ou négatifs qui ne sont pas réclamés. Pour cela, il faut choisir les bonnes personnes pour s’entourer ou alors prendre conscience que la création sera peut-être différente en présence d’autres. Je ne crée pas de la même manière lorsque je suis seule que lorsque nous sommes entre artistes. Je profite davantage de la présence des autres pour faire de la recherche créative dans la gestuelle et dans les médiums. Il m’arrive tout de même parfois de sentir cet effet de transcendance même en présence des autres. *Effet que je ne ressens pas non plus à tout coup lorsque je suis seule.
Au fil du temps, j’ai appris à reconnaître mes besoins, à les émettre et à connaître mes réactions face aux autres lorsqu’ils dépassent les limites de ma bulle intime et créative. Lorsque j’entre en communication ou en connexion avec ma création, je deviens excessivement sensible et, si je suis dérangée, tout est plus vif : la colère, la tristesse, l’inconfort, l’incertitude et la perte d’équilibre.
*
J’avais dit <<oui>> pour aller peindre en direct.
Alors je m’installai sous le soleil avec des pneus comme chevalet. Des amis à moi fabriquaient une bière à côté, des chanteurs défilaient sur la scène en face. J’avais sorti mes couleurs : peinture à l’acrylique, pastel gras et crayons à l’encre. Je gardais les yeux sur le panneau de bois, mais je sentais les gens défiler derrière moi et je percevais quelques bribes de leurs chuchotements. Certains me félicitaient, d’autres me faisaient des commentaires en tentant d’user de vocabulaire lié à l’univers des arts visuels. Ils faisaient un effort pour percer ce monde qui semblait inaccessible pour eux.
Je rendais peut-être mon art inaccessible.
Je créais avec retenue, tant dans mon corps que dans le geste ou dans l’usage de mes médiums. J’invitais des enfants à venir me rejoindre. Je leur fournissais peinture et pastels, cartons et liberté. Ils se salissaient pour moi, ils s’exprimaient pour moi et pour eux, pour vivre et exister dans le moment sans peur, sans armure et sans distance avec la création. J’usai même de morceaux de leurs créations pour terminer la mienne, que je trouvais trop gentille, trop stable et trop retenue.
Je ressentais la peur des gens de me voir m’abandonner dans l’intimité que me procurait la création. Il devenait évident que c’était le lieu et le moment de créer avec les autres et à partir d’eux, et non à partir de moi.
L’art en public est une ouverture sur l’autre.
*
Créer, c’est comme faire l’amour.
C’est s’abandonner. Et pour s’abandonner, il est vital d’avoir l’espace intime nécessaire à la liberté du geste.
*
Je comprenais par cette expérience qu’il existe plusieurs zones de création et d’intimité créative. Que l’expérience requiert une formule singulière selon le lieu et la compagnie. Que l’art, pour se voir accessible à l’autre, doit s’ouvrir à lui.